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    05/12/2013

    Depuis 15 ans, ces cyber espaces accueillent les déclassés du numérique. Mais pour quoi faire ?

    Aide au CV, surf, cours d'anglais... on fait de tout dans les espaces publics numériques

    Par Robin D'Angelo

    Initiés par Jospin au tournant des années 2000, les 4.700 espaces publics numériques devaient disparaître une fois la « fracture numérique » résorbée. StreetPress dresse le bilan, sur le terrain, de 15 ans de politiques publiques du numérique.

    Bienvenue à la Goutte d’Or (Paris 18e), ses épiceries orientales, ses vendeurs de cigarettes à la sauvette et … son espace multimédia. Dans ce quartier populaire du Nord de Paris, l’espace public numérique (EPN) La Goutte d’Ordinateur propose aux riverains des ateliers de formation à la bureautique et à l’utilisation d’Internet.

    Mardi 12 novembre au matin, il y a foule au 7 rue Léon pour un cours de 2 heures consacré à l’utilisation de sa boîte mail. Un habitué, qui espérait pouvoir se servir d’un ordinateur en libre-service, doit même rebrousser chemin, car dès 10h le petit local d’une cinquantaine de mètres carrés est plein comme un œuf.

    Ici, on forme des migrants Nassiga, coquette mama ivorienne de 44 ans, fréquente La Goutte d’Ordinateur depuis 2 ans. « Quand je suis venue ici pour la première fois, je ne savais même pas allumer un ordinateur ! Maintenant, je sais aller sur Youtube pour écouter de la musique », s’amuse cette femme au foyer, confortablement installée devant un PC. Après plusieurs formations, Nassiga s’est réinscrite à la rentrée 2013 à La Goutte d’Ordinateur avec un nouvel objectif : apprendre à renouveler toute seule son titre de séjour par Internet.

    Bahia, franco-algérienne de 37 ans est, elle, venue à La Goutte d’Ordinateur car elle aimerait réussir à imprimer des attestations de la Caf depuis la maison : « J’ai essayé de le faire toute seule mais je n’y suis pas arrivée. Ça m’a vraiment énervée ! » Maman de trois enfants, elle a signé pour une formation de plusieurs semaines aux usages d’Internet. Quitte à faire quelques petits sacrifices, comme trouver une baby-sitter pour ses enfants pendant qu’elle apprend l’informatique les vendredis matin.

    Adapté au quartier « Notre cœur de métier, c’est de lutter contre la fracture numérique en s’adressant aux personnes les plus fragilisées », explique Virginie Maurice-Lakomobo, la responsable de La Goutte d’Ordinateur. Ici, certains viennent pour le libre-service – 2 plages de 2 heures par semaine – mais la plupart s’inscrivent pour suivre des formations basiques : savoir naviguer sur le bureau, envoyer des mails ou se servir d’un logiciel de traitement de texte. Et ça cartonne. « On doit régulièrement refuser des personnes pour nos ateliers car il y a trop de monde », assure Virginie Maurice-Lakombo, graphiste dans une autre vie. Avant d’insister : « Se servir d’une boîte mail, ce n’est vraiment pas facile. On ne se rend pas compte, mais rien que pour récupérer son mot de passe quand on l’a perdu, c’est tout un monde. »

    Située au cœur de la Goutte d’Or, La Goutte d’Ordinateur s’est adaptée à son environnement, un des quartiers les plus africains de Paris. La grande partie de ses utilisateurs sont des migrants, « des gens souvent jamais scolarisés dans leur pays et donc premiers concernés par la fracture numérique », confie la responsable de l’EPN. La Goutte d’Ordinateur propose un atelier à destination de populations analphabètes. Ce matin sur l’écran de Nassiga, la reproduction d’un clavier géant indique en rouge vif les touches sur lesquelles appuyer pour taper un « a » majuscule.


    Deux habituées de l’EPN La Goutte d’Ordinateur

    Années Jospin Créée en 2002, La Goutte d’Ordinateur est un des 4.672 espaces publics numériques qui existent en France. Lancé à la fin des années 1990 à l’initiative du gouvernement Jospin, le réseau des EPN était le bras armé de l’Etat pour résorber « la fracture numérique ». A l’époque, tout le monde n’est pas équipé. Dans les EPN, les populations qui n’en n’ont pas les moyens, peuvent se servir d’ordinateurs mis à leur disposition, chaperonnées par de gentils animateurs multimédias. Le réseau est artificiel : chaque EPN est indépendant, géré par une association ou une collectivité locale. Il peut postuler à différents labels nationaux en fonction de ses priorités : jeunesse, culture ou formation.

    Mais 15 ans après la mise en place de cette politique, l’accompagnement des EPN est en pleine mutation. A l’origine, les espaces publics numériques, initiés soit par une collectivité soit par une association, étaient pour certains parrainés par le ministère de la Jeunesse et par le ministère de la Culture qui les finançaient via les labels PointCyb et ECM. Les deux programmes ont été abandonnés à la fin des années 2000. Joint par StreetPress, Jean-Christophe Théobalt, qui se chargeait de labelliser des EPN pour le ministère de la Culture, n’y va pas par quatre chemins :

    « On ne raisonne plus en EPN. L’entrée EPN n’a plus aucun sens pour nous. Notre label ECM devait financer des EPN à dimension culturelle, mais bien souvent ils faisaient de la formation. »

    Au ministère de la Jeunesse, on explique être dans « une démarche d’état des lieux » et on confirme que « la phase 2002 – 2012 est close. » Quant à la Caisse des dépôts qui subventionne les EPN à leur création via son label Cyberbase, son aide est devenue désuète. Aujourd’hui le label Cyberbase correspond surtout à « un abonnement qui coûte de l’argent et qui ne sert à rien », explique Virginie Maurice-Lakombo. Elle n’a pas demandé le renouvellement du label Cyberbase depuis 2 ans pour La Goutte d’Ordinateur.

    Continue « Au moment de leur création, on pensait que les EPN n’étaient pas voués à être pérennes et qu’ils disparaîtraient quand les Français seraient équipés. Or on voit aujourd’hui que la réalité est tout autre : le besoin existe toujours, et bizarrement le nombre d’EPN en France n’a pas diminué », synthétise Marie-Hélène Feron, chargée de Mission à la Fonderie, l’Agence numérique de la région Île-de-France.

    Car plus de 15 ans après leur création, les espaces publics numériques séduisent toujours des usagers, pourtant équipés à la maison. Chaque année, La Goutte d’Ordinateur accueille plus de 400 personnes. A Aubervilliers, un EPN a été installé dans la Maison de l’Emploi en 2006. Depuis, il ne désemplit pas. « On reçoit entre 40 et 50 personnes par jour », assure Anne Pazin, une des animatrices multimédia. Situé dans le même bâtiment que la Mission Locale, le guichet du RSA et le Plie, il accueille presque exclusivement des demandeurs d’emploi dans le cadre d’une mission « Cyber Emploi ». Ici les animateurs multimédia orientent les chômeurs sur le web ou les aident à peaufiner leur CV. Comme pour Kathleen, 25 ans et détentrice d’un PC portable à la maison. Elle a préféré venir ce matin à l’EPN de la Maison de l’Emploi d’Aubervilliers plutôt que de rester chez elle pour écrire sa lettre de motivation d’auxiliaire de vie :

    « J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider. Il faut que ma lettre de motivation soit accrocheuse et ça, je ne sais pas forcément faire. »

    On reçoit entre 40 et 50 personnes par jour


    A Aubervilliers, l’EPN se trouve tout près du guichet du RSA et du Plan local pour l’insertion et l’emploi (PLIE)

    Cours de langues Mais à Aubervilliers, il existe aussi un autre EPN, l’Espace Mutlimédia, à destination des 11 – 25 ans. De l’aveu de l’animateur Shibu Rimal, ici au moins 70 des 100 adhérents se sont inscrits pour suivre… des cours d’anglais. « Et la plupart viennent parce qu’on organise un voyage à Londres dans l’année. » Quelques fois seulement, il a des demandes pour faire de la formation à Photoshop ou InDesign. Joint par StreetPress, Diaby Doucouré, le directeur de l’Omja, l’association para-municipale qui gère l’EPN, se justifie :

    « L’aide du ministère de la Culture nous a été retirée assez tôt et depuis, on n’a pas eu de soutien de l’Etat dans le cadre d’une politique multimédia. »

    Les cours d’anglais ont donc été casés dans L’Espace Multimédia. Même si certaines plages horaires sont réservées pour du libre-service informatique et que l’équipe d’animateurs utilise … un tableau électronique pour faire cours.

    Pôle Emploi Dans le 19e arrondissement à Paris, la fonction de L’espace 19 Multimédia est aussi détournée. Environ un quart des 400 usagers qui fréquentent chaque année l’EPN y viennent sur injonction de Pôle Emploi, d’après Judicaël Denecé, son responsable : pour avoir un spot où écrire leur CV et pas pour y suivre des formations.

    Dans les Pôle Emploi, il n’y a pas d’ordinateurs avec des logiciels de traitement de texte mis à disposition des chômeurs alors les conseilleurs renvoient les usagers vers les EPN. « Sans savoir ce qu’on y fait vraiment », regrette le responsable qui a l’impression « d’être prestataire pour un service public pour lequel [il] ne reçoit aucune aide » :

    « Le problème c’est qu’on n’a aucun contact avec le Pôle Emploi ! A la base, on est là pour former à l’informatique. Pas pour hiérarchiser un CV. C’est malhonnête de promettre aux gens qu’on sait faire ça ! On n’est que des formateurs au numérique. »

    Patate chaude Joint par StreetPress, un chargé de mission sur la question des EPN à la mairie de Paris, témoigne de la volonté des pouvoirs publics de repenser l’aide aux espaces publics numériques : « En 2012, la gestion du réseau EPN parisiens a été transférée de la direction du développement vers la politique de la ville avec l’objectif de se recentrer sur la résorption de la fracture numérique. Jusqu’à présent, le réseau était fait de bric et de broc. » Une enveloppe de 900.000 euros est répartie entre tous les EPN de la capitale.

    La plupart viennent parce qu’on organise un voyage à Londres

    On a l’impression d’être prestataire pour un service public pour lequel on ne reçoit aucune aide

    Du côte de la Délégation aux Usages de l’Internet , un organisme gouvernemental, on rappelle que le ministère de l’Economie Numérique a porté en mars 2013 une feuille de route pour les EPN. Il y est question de développer 2.000 emplois d’avenir dans les EPN et aussi d’en faire les structures privilégiées pour développer des Fablabs, ces ateliers participatifs où sont mis à disposition des usagers les toutes dernières technologies comme les imprimantes 3D.

    Chacun pour soi A La Goutte d’Ordinateur, Virginie Maurice-Lakomobo a pu recruter un de ces emplois d’avenir numérique. L’EPN, géré par la salle Saint-Bruno, une grosse association de quartier, fonctionne grâce à une subvention de quelques 60.000 euros déboursés par la ville. Pour le reste, Virginie Maurice-Lakomobo postule, seule, à des appels d’offres de la région Île-de-France pour des projets concernant l’e-inclusion. Elle regrette un manque de soutien des élus et de moyens tout en insistant sur l’importance de respecter les spécificités locales de chaque EPN :

    « Ici, ils s’en tapent de pouvoir imprimer des objets en 3D ! »

    Judicaël Denecé de L’espace 19 Multimédia aimerait bien, lui, que les EPN parisiens soient fédérés. Pour aller par exemple négocier des partenariats avec Pôle Emploi et obtenir de l’aide quand il doit monter des CV pour ses usagers.

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